L’appât du gain

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Si je devais vous raconter ma vie, je vous conterais la parabole qui suit…

Moi, je suis l’appât et le sida, c’est l’hameçon. Je me suis empalé sur le crochet il y a déjà quelques années de ça, et ma foi, tous les deux on cohabite tant bien que mal. Lui, est inoxydable, moi périssable. J’ai cessé de tergiverser, j’ai accepté. Je sais la fin proche. « Vous êtes au stade full blown » ont balancé les médecins, ces maquereaux. Full blow signifie épanoui. Comme un poisson dans l’eau…

La pêche, c’est mon dada depuis que je suis môme. C’est un peu le fil qui me maintient en vie. Alors dès que je peux, je prends le volant de ma Chrysler New Yorker et roule jusqu’à la corniche de Camino del Mar. Là-bas, j’ai mes petits coins, mes repères sur la baie de San Francisco. C’est là que je vis, c’est là que je vais crever.

Quand j’y réfléchis, la pêche c’est ma plus longue histoire d’amour, la seule qui ait vraiment valu le coup. Des coups, j’en ai tiré, mais la pêche, elle, ne m’a jamais aligné. Quand je sens le gibier des eaux se débattre au bout de ma ligne, s’asphyxier, branchies écartelées, un petit pincement me serre le palpitant. Cela me rappelle que je suis encore vivant. Dans un an, ou peut-être moins, c’est moi qui me débattrai à l’autre bout.

Un jour, j’ai passé un deal avec un brochet, attiré par l’appât du gain : il me file 60 000 euros en liquide, sur les 100 000 de mon assurance vie, et quand je passerai l’arme à gauche, il empochera la totalité. Cet arrangement me permet de payer mes soins, garder la tête hors de l’eau. Je ne lui en veux pas d’avoir misé sur ma mort. C’est comme ça la chaîne alimentaire financière. Les plus gros mangent les plus faibles. Parfois, je divague sur la vie de ce brochet. Est-ce qu’il a une copine? Des petits ? A quoi ressemble son aquarium ?

Alors avant que le grand croc me croque tout cru, je peaufine mon lancer de ligne. Si j’ai bien calculé, il me reste, au mieux, six ou sept cents poissons à pêcher. J’en profite. Je sais que dans les derniers temps, ce sera très difficile de remonter la prise. En attendant, je pêche. Tant que je le peux.

Elodie Cabrera

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