Voyageur compartimenté

11h, j’avance sur le parvis de la gare Saint Jean, au pas. D’autres s’entrainent pour le marathon. Valse de claquette. Hop, hop. On se serre, se bouscule, une remontée par la droite, une percée sur ma gauche, ce costard-cravate veut devancer le groupe. Qu’il y aille cet effronté avec sa petite sacoche Lancel ! Ça reste une « poche », comme disent les Bordelais.

Illustration réalisée par Lolita Médoux

Illustration réalisée par Lolita Médoux

Rapide tour d’horizon, je vise l’escalator. Je suis plutôt chargé, un sac en cuir vintage qui recèle toute une collection de BD. Il ne faut pas louper le départ du serpent mécanique, sinon c’est la dégringolade. Les marches striées raclent les semelles. Une midinette devant moi prend la pause une main sur la poignet télescopique de sa valise.

Les plus légers empruntent l’escalier. Clap, clap. Ils descendent les marches quatre à quatre jusqu’au hall. Ils sont plusieurs à fixer le mur d’en face, là où se trouvent les panneaux d’affichage des trains. Plantés comme des plots dans le marbre, ils guettent le numéro de la voie. Chacun veille sur son précieux.

Dans une gare, s’il y a bien une chose que vous verrez autant que les voyageurs, sinon plus, ce sont bien les bagages. 11 millions de personnes y transitent chaque année. C’est trois fois plus pour les valises. La modèle à roulettes, pratique, l’emporte largement. Il y a ceux qui préfèrent la version blindée, double coque chromée. Les plus avertis ont pris soin de les immatriculer : nom, prénom, adresse et numéro de téléphone Ils sont plutôt rare à prendre cette peine, même si la voix désincarnée le répète à longueur de journée : « Nous vous rappelons que l’étiquetage des bagages est obligatoire afin qu’ils ne soient pas considérés comme des colis abandonnés. »

En moyenne, près de 1500 objets par an sont perdus à la gare de Bordeaux. La majorité, 900 d’entre eux, retrouvent leur détenteur. « Je me demande toujours comment les gens peuvent égarer des valises aussi lourdes ! Certaines pèsent trois tonnes et les gens les oublient quand même. C’est fou.» Emmanuelle, fière de son équipe de détectives, passe ses journées derrière le comptoir des objets trouvés. Elle voit défiler des désespérées, des « je-suis-sûr-qu’il-était-là », des orphelins de leur butin. « Quand on ne peut pas retrouver le propriétaire, on donne une partie à Stop misère, les vêtements par exemple. Ce qui a le plus de valeur est vendu aux enchères. » Et le tout dans la poche de la Sncf. Dans ce bataillon de valises égarées, une dizaine sème la zizanie. Un sac suspect et c’est tout le périmètre qu’il faut boucler. « Si jamais les démineurs sont arrivés et que vous reconnaissez votre sac. Il vaut mieux ne rien dire ou ça risque de vous coûter très cher. Vraiment très cher ». Apparemment à la Sncf, ralentir le trafic, voire le stopper, déplacer un régiment et provoquer la panique peut coûter «  une sacrée somme », confirme une agent de la police ferroviaire (SUJ). Oui mais cher comment ? « Cher » tout rond.

Sous surveillance

Sur le qui vive, les voyageur ne s’éloignent pas à plus d’un mètre de leur coffre sur roulettes, certains possède même un cadenas. Pour plus angoissés, un code à quatre chiffres les protègent. Certains les empilent, d’autres les conservent soigneusement sur les genoux. Et puis il y a ceux qui gisent, à même le sol. Le couple sur le banc d’en face feuillette le Guide du routard, leurs gros sacs de randonnée tiennent la garde. Ils n’ont pas une once de poussière, pas une trace de boue. C’est pas comme celui de la jeunette dont les coutures ont lâchées. On sent qu’il en a fait des kilomètres celui-ci. Quand elle marche, les sangles ballantes fouettent ses fines épaules, au rythme de ces godilles.

Une gare c’est un microcosme d’étude sociologique. Tous les échantillons de la société y sont représentés. Les hommes d’affaires pavanent, attaché-case dernier cri sous le bras, les voyageurs au long court traînent leur panoplie tout terrain et les pépés arborent leur imitations haute couture made in China. Et puis, il y a celles qui ont les moyens de la finition fait main comme cette blonde élancée et ses trois bagages assortis signés Luis Vuitton. D’autres délaissent l’esthétique en faveur du pratique, sac plastique de supermarché ou cabas à provisions. Je me dis qu’il doivent flâner dans les gares les aiguilleurs de tendance. Il y a encore quelques années, les gens empilaient leur sacoche d’ordinateur portable sur la valise tout en prenant garde qu’elle ne glissât pas. Problème résolu. Aujourd’hui toutes sont équipées d’un passant qui permet de faire bloc. Oui, c’est certain, ils scrutent les pratiques ferroviaires les designers de pochettes.

Valse sur les quais

L’aiguille sur l’horloge trottine, tout ce petit monde s’agite dans son coin, lève la tête, fronce les sourcils, regarde sa montre. Certains fouillent dans leur sacs, ils y plongent la main, écarte les hanses. On dirait qu’il cherche à attraper une bille dans une roulette de loto. Ils y mettent presque la tête. Enfin, le billet.

Un chariot de confiseries, prêt à ravitailler le train, traverse la hall. J’empoigne ma volonté, direction, l’étage, le rez-de-chaussée, où se trouve le temple de la consommation de dernière-minute. Distributeurs de boisons ou étalage de viennoiseries, ça dépend de si vous voulez « un ce sera tout? » en prime. Muffin en poche, je file au kiosque à journaux. Les voyageurs piétinent, les valises stationnent dans cet habitacle de 8m2. Ils balaient du regard les étagères proposant des revues sur le quad, la pêche, la mode. Ce sera « Libé ». Hésitation : carte-espèce, espèce-carte ? « C’est à partir d’un euros ». Espèces. Une main dans le sac pour en ressortir le plus précieux des contenants par son contenu : le porte-feuille. Zip, billet, monnaie, zip. Le train ne va pas tarder à partir. Je file.

A Bordeaux, il faut passer sous un grand tunnel pour rejoindre les voies, bercé par le bruit lancinant des valises qui rappent le sol. Le calme du hall semble bien loin, on se cogne, slalome entre deux retardataires. Arrivé aux ultimes escaliers qui mènent au quai, les gestes sont mécaniques : abaissement de la poignée, une grande inspiration, traction et escalade. Quelques passagers ont l’air de tituber, ils se contorsionnent pour éviter de frapper les marches avec leurs mastodontes. Tout le monde se presse vers le panneau d’affichage des voitures. Quelques uns en profitent pour s’en griller une dernière. Celui-là ne se gêne pas pour balancer sa cendre sur moi. Ça n’a pas l’air de l’inquiéter. L’agent de régulation, lui, est aux aguets. Il regarde au loin et fait retentir son sifflet. Le train lui fait écho dans un souffle sourd et pesant.

Il stoppe sa course, le bruit se dissipe, les portes s’ouvrent. Encore trois marches, trois spasmes, enfin, je suis à bord. Je me faufile tant bien que mal dans l’allée. Deux mains m’attrapent avec fermeté, me soulève, me retourne. Il insiste un peu pour parvenir à me caser. Et là, ravissement. Je suis pile poil à côté de la petite besace, coutures fines, repérée dans le hall. L’odeur du cuir m’enivre. Je suis tout proche…Fermeture éclair contre fermeture éclaire. Zip.

Elodie Cabrera

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