La Bastide, halte et havre des travellers

Bordeaux, rive droite, la Bastide, ses quais. Commençons la ballade à l’envers, à l’image de ces voyageurs au long cours qui ont choisi de prendre le système à rebrousse poil. A l’angle de la rue Bouthier et des quais de Brazza, sept camions campent depuis trois semaines.

Un camion protégé par ses deux gardiens, le museau enfoncé dans la gamelle (Photo E.C)

Portes closes, une veste repose sur un rétroviseur. Rare signe de vie pour un camp qui fait le deuil d’une autre. « Une fille vient de décéder, ils sont venus nombreux. Tous sont là pour soutenir son mec, s’occuper de lui. C’est pas le moment d’aller leur parler », confie Alice un balais à la main, travelleuse aussi. Elle, son acolyte Spike et leurs cinq clebards sont en panne sur le bord de route. « La Bastide une zone de tolérance ? Non plus vraiment, des mecs qui campent plus loin se sont fait embarquer leurs chiens ». Alice n’en dira pas plus. Le couple doit nettoyer leur camion avant qu’il fasse nuit et mettre en place les meubles qu’ils ramènent tout juste de « Stop misère », un lieu de bric et de broc pour ceux qui vivent sur la route.

Quelques blocs plus loin, quais de Queyries. Ben et Lilou reviennent du centre-ville, un sac poubelle sur l’épaule en guise de baluchon. A l’intérieur ? « Une jupe, un pull, une veste militaire et une écharpe. Je me suis rhabillée pour l’hiver », lance-t-elle. Deux, trois mots sont échangés, aucun soucis pour discuter. Gaïa et Shiva, respectivement 1 et 8 ans, resteront dans le camion malgré leurs aboiements. (Bon ça c’est à cause de moi…j’ai peur des chiens)

Ben et Lilou, se sont rencontré en ramassant les échalotes. Depuis trois mois, ils tracent la route lui au volant, elle côté passager (Photo E.C)

Lilou et Ben, comparses on the road depuis trois mois, ont débarqué la semaine dernière, briefés par des collègues de la zone. « Ici c’est nickel, il y a un point d’eau, de l’espace pour faire courir les chiens, et bientôt de l’électricité », annonce Ben, débrouillard professionnel. Et sa belle de renchérir : « Le bruit ? Non, c’est cool. C’est pas la foire, comparé au quai des Champs (entre le pont Saint Jean et le pont de Pierre) où on squattait juste avant. Là-bas, avec les putes qui travaillaient dans les parages, les poids-lourds et les voitures n’arrêtaient pas de tourner. On se faisait emmerder le soir, des gens toquaient à la porte du camion pour demander combien c’était la passe ».

Ce camtar, estampillé « égalité mon cul, la liberté m’habite », c’est le quatrième camion de Ben en six ans de route. Punk dans l’âme, lacets rouges au pied, le gars tient droit du haut de ses 28 piges. Il respecte les codes de la société : ses papiers sont en règle. Il bosse quand il faut faire rentrer un peu de fric, il touche le RSA quand il y a droit. La manche, il évite.

Système D et dérive systémique

La Bastide est une zone de stationnement privilégiée pour sa position géographique. Les travellers effectuent leurs migrations pendulaires d’une rive à l’autre pour faire la manche rue Sainte Catherine, récupérer les invendus des supermarchés ou aller au SAMU social. « Là-bas tu peux avoir des bons pour prendre des douches et laver ton linge, voir un médecin ou un veto. Et tout ça gratos. Le CEID (un centre d’accueil des toxicomanes) nous aide aussi ».

Dix minutes et deux bières plus tard, Lilou raconte, son choix, un quotidien au petit bonheur la chance : « Pourquoi s’enfermer dans un appart, payer, trimer ? La vie en camion c’est la liberté ! T’as ta maison avec toi. Si ça nous plaît on reste, sinon on se casse ».

Lilou, c’est ce brin de femme de 23 ans qui a pas mal traîné ses docs Marteens de ville en ville avant d’opter pour le quatre roues. Rasée des deux côtés de la tête, tatouées sur les deux mains, elle ne néglige pas sa féminité : bague en acier fabriquée avec les colliers de BTP.

Entre deux gorgées, elle se remémore ses rencontres, bonnes et mauvaises. « J’ai pas mal été à pattes. La vie en camion c’est plus tranquille, surtout pour une fille. T’es toujours sur tes gardes, l’opinel dans la poche. Il y a des connards partout. Ça me tue qu’entre gens de la zone on puisse se voler, déjà qu’on a pas grand chose ». Ben, alias Dj Parasite, en a fait les frais récemment, désormais orphelin de ses deux platines chipées par « une camée ».

Pourtant entre citoyens de la rue la solidarité prime, ça discute et s’invite à boire l’apéro en bons voisins. « C’est rare que ça se passe mal, le monde est petit quand t’es sur la route. On connaît des potes, on se file des bonnes adresses, des coups de main. On m’a parlé d’un plan pour réparer le camion à moitié prix ».

« On n’est pas individualistes,

si on ramène trop de bouffe, on partage »

Comme la plupart des travellers, Ben et Lilou reviennent des vendanges. Celles des échalotes à La Baume, là où ils se sont rencontrés. Pour Simon, punk de 27 piges, c’était en Champagne. « On n’est pas individualistes. Si on ramène trop de bouffe, on la partage », glisse le traveller tout en rafistolant le plafond de son camtar qui exhale le renfermé. « Il y a toujours du bricolage à faire ». S’il a choisi ce quartier c’est pour « la tolérance des flics. Il n’y a pas trop de passage ni de contrôle de police. D’habitude ils te préviennent puis ils te laissent quelques jours pour t’organiser et dégager», explique-t-il, légèrement tremblant. Il part rejoindre des potes qui vivent dans un squat. Encore une traversée pour ce résident provisoire.

Tous ne sont que de passage. Ils viennent de tout l’Hexagone, connaissent les numéros des départements par cœur et s’en amusent. Ben et Lilou, espéraient migrer vers le Maroc « pour passer l’hiver au chaud ». Mais la route est sinueuse alors changement de cap : « Nous, on va filer vers l’Espagne en faisant le tour par les côtes, l’Andalousie puis le Portugal. Là-bas, on n’a pas besoin de passeport pour les chiens», distille Lilou une main sur sa Koenigsbier. La Bastide demeure un pied à terre pour ces travellers urbains. Une halte plus qu’une destination.

Elodie Cabrera

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